Vertige de la com

Attention, le contenu qui suit pourrait choquer les âmes trop tendres et les communicants trop attachés à leurs certitudes. Car j’ai eu une révélation. J’ai (enfin) compris quel est l’enjeu profond de la communication responsable. Vous voulez bien frissonner avec moi ?

Saines lectures

À l’origine de ce moment étonnant, trois lectures simultanées. « Histoire des théories de la communication », d’Armand et Michèle Mattelart, parce que je devais probablement être en train de boire des coups au café plutôt que de suivre les cours sur les théories de la communication, et que j’avoue ne pas voir grand intérêt dans les querelles de chapelle, école de Chicago vs. Palo Alto. « La communication transformative », de Laurent Habib (PDG d’Euro RSCG C&O et DG d’Havas), délicieux plaidoyer pour un replâtrage de la communication classique, sans en changer au final quoi que ce soit. Enfin, la toute nouvelle plate-forme « communiquer pour une consommation soutenable » de l’association Adwiser, sur laquelle je reviendrai en détail dans un prochain article.

Quels éléments en ai-je retirés ? Du premier, que les grandes théories, de la recherche universitaire à leur application, ont toujours été conçues à des moments bien particuliers de l’Histoire : la révolution industrielle, les deux guerres mondiales du XXè siècle, la reconstruction post-1945, etc., à tel point que l’on ne sache plus qui est la poule et qui est l’œuf.

Du deuxième, je ne partage pas les causes, pas plus que les réponses. Mais les constats sont bien posés. Laurent Habib a la franchise de convenir que la communication est au centre de la société. Elle n’est pas qu’une simple caisse de résonance des entreprises, mais bel et bien le moteur du système économique. Si notre modèle sociétal est actuellement dans l’impasse, notre modèle de communication doit aussi y être pour quelque chose.

Le troisième énonce « 28 propositions joyeuses et durables pour le monde de l’après-crise ». Ce qui me plaît et qui rejoint ma réflexion, c’est d’avoir envisagé la communication responsable non pas comme une plus grande place accordée au développement durable, mais comme un vecteur de transition vers un autre modèle de société.

On mélange, au shaker ou à la cuiller, et…

Hier sont arrivés dans ma boite aux lettres des dizaines de prospectus, tous autour du même thème : Noël. Nous sommes le 20 octobre, et voilà, c’est reparti. Deux mois de pression pour nous faire acheter trois tonnes de nourriture ultra-riche et quarante-cinq cadeaux. La question pertinente est la suivante : comment cette pression s’exerce-t-elle ? C’est une norme sociale, d’accord. Mais pour qu’elle puisse se répandre et s’imposer à tous, les interactions dans notre entourage ne suffisent pas. En regardant ces pubs sans prêter aucune attention aux produits, j’y ai vu le message : le bonheur de ces enfants, causé uniquement par leur dernier jouet technologique ; la promesse du bien manger, de l’esprit festif ; l’imaginaire de la famille réunie, ultra-présent ; l’impérieuse exigence d’avoir plus, et que tous autour de nous aient plus. Bref. Sans la pub, pas de Noël, ou alors un Noël très différent.

Le rapport entre Noël en octobre et la communication responsable, me direz-vous ? J’y viens. Repensez à ma deuxième lecture. Habib, homme du système (!) confirme que la communication est un rouage essentiel du système économique, et au-delà, du système de société. Elle transmet les valeurs acceptables, les images d’Épinal, elle façonne les désirs et les impulsions d’achat. Habib insiste sur le fait qu’elle est centrale dans la soi-disant (soi-disant, c’est mon appréciation) accélération du temps. Elle impose un raccourcissement de toutes les périodes de planification, que ce soit l’obsolescence d’une innovation ou la durée de vie d’une mode. Le modèle de communication n’est pas accessoire, il ne sert pas seulement à vendre. Il véhicule une pensée, un modèle de société, il dicte une organisation. Il oriente nos priorités, il nous dit comment nous comporter. Il est central.

Conclusion ? Changez le modèle de communication, et c’est la société dans son ensemble que vous changerez. Oh, pas du tout au tout, non, et pas en un instant, mais au minimum, en changeant la communication et l’utilisation des médias, vous influerez sur une ou deux menues choses :
– la façon dont nous consommons ;
– notre rapport aux produits ;
– ce que nous pensons essentiel et ce que nous pensons superflu ;
– le sexisme, le racisme et l’homophobie (qui osera me dire que la pub véhicule autre chose ?) ;
– notre rapport à la famille ;
– notre rapport aux entreprises ;
– notre rapport à la vitesse ;
– notre vision du travail ;
– la place que nous accordons à l’écologie (l’effet du greenwashing) ;
– notre regard sur l’autre, les stéréotypes sur les professions et les caractères ;
– nos routines quotidiennes ;
– ce que nous pensons être ou ne pas être capables de faire ;
– notre implication dans la société ;
– nos priorités de vie.

Vertigineux.

L’enjeu de la communication responsable est donc le suivant : inventer une nouvelle société. Idéaliste ? Même pas. Juste observateur, froidement réaliste. En tout cas, sans la façon actuelle de communiquer, la société ne tient plus.

On comprend mieux la réticence, le mépris voire la franche opposition à la communication responsable chez certains communicants ou acteurs économiques de premier plan. En changeant la façon de communiquer, c’est toute l’organisation de la société que l’on bouleverse. Pour moi, comme disait l’autre, c’est une révolution.

Crédit photo : Pierre Guinoiseau, sur Flickr, image mise à disposition sous un contrat Creative Commons by-sa.

4 comments to “Vertige de la com”
  1. Enfin! Ravie de lire un article qui rejoint ce que je pense! Étudiante en communication, j’ai presque failli abandonner ce domaine, dégoutée par tout ce qu’il implique dans sa version « classique ». Mais j’ai réalisé cette importance si centrale de la communication au sein de notre société, et le fait que si on ne peut pas lutter contre la communication, alors il faut changer la communication!
    Je reviendrais souvent parcourir ce blog !
    Sarah

    • Bonsoir Sarah !

      Cela fait du bien de savoir que mes articles sont lus… et même parfois appréciés. Tout ce que je peux te conseiller, c’est de ne pas abandonner. Tu vas vers un métier vraiment passionnant, et qu’il est possible de pratiquer sans abandonner toute conscience. Tu fais les bons constats !

      Tu trouveras sur ce blog pas loin de 170 articles. Il y a déjà de quoi piocher quelques heures de lecture 😉

  2. Cher Yonnel,

    Je retombe sur ton blog à chaque veille de cours, histoire de me remettre dans le bain (on passe aux cas pratiques demain et je veux faire lire ton article sur la campagne Biocoop de 2015 à mes étudiants, histoire qu’ils ne se sabotent pas en pensant me contenter et avoir une bonne note).

    Lire cet article m’a fait remonter de vieilles réflexions si bien rangées que je les avais complètement oubliées. A l’époque, je crois que je voulais aboutir à un truc comme « pacifier les relations, pacifier le monde » par le biais de la communication. Moins détaillée, très légèrement présomptueux, mais assez similaire, finalement, non ?

    Merci pour tes réflexions, et toutes celles qu’elles drainent.
    Bravo pour ta pugnacité et ta longévité.

    Avec un plaisir renouvelé,
    Opale

    • Mille mercis, chère Opale !

      Et toutes mes excuses pour cette réponse très tardive. Bravo pour avoir déterré cet article, tu me l’as fait redécouvrir. Absolument ravi que mon blog puisse alimenter tes réflexions et tes cours à Sup’ de Com.

      Oui l’idée de pacification est très similaire, c’est une autre manière de dire la même chose. Je ne sais pas si on va y arriver, mais ce n’est pas une raison pour ne pas essayer.

      À bientôt ici ou ailleurs !

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