Médiamaîtrise approximative ?

Médiamétrie mesure les audiences télé. Mais cette entreprise monopolistique est au centre d’un incroyable conflit d’intérêts, et le doute est permis sur la fiabilité de ses mesures. Avec à la clé des enjeux énormes.

Chers lecteurs de communicationresponsable.fr, vous commencez à me connaître. Quatre ans maintenant que je m’interroge sur la communication telle qu’elle se pratique habituellement, et telle que moi et bien d’autres pensons qu’il serait plus efficace de la pratiquer.

Jusqu’ici, mes indignations ne portaient pas vraiment à conséquence. Telle campagne un peu abusive, tel système de régulation légèrement fantoche : des broutilles. Mais là, on attaque du gros. C’est la pierre angulaire du système médias-agences de communication-annonceurs que je vais remettre en question. Et des questions, j’en ai. Beaucoup. Des interrogations, même. Laissez-moi vous les soumettre.
Il s’agit de la façon dont les audiences, et plus particulièrement les audiences télé, sont mesurées.

Le loup est dans la bergerie

Une entreprise dispose d’un monopole sur ce secteur : Médiamétrie. Et ô surprise, les actionnaires de Médiamétrie sont… les principaux acteurs du domaine, médias, publicitaires et annonceurs. La démarche à l’origine de leur présence est de considérer qu’un équilibre s’installera si tous les acteurs sont présents, mais il me semble que cet équilibre soit plutôt d’une précarité malsaine.

Sont actionnaires de Médiamétrie : France Télévisions (à 22,89%), TF1 (10,80%), Canal+ (1,40%), soit 35% pour les télés. Les publicitaires ont également 35% des parts : Publicis, Havas et Aegis ont chacun 6,7%, DDB 1,62% et FCB 1,61% (les appellations datent un peu… FCB, par exemple, c’est maintenant DraftFCB). Étrangement, l’Union des annonceurs est considérée par Médiamétrie comme faisant partie des publicitaires (étrange, non ? Très étrange…), et participe à hauteur de 11,77%. Côté radios, on trouve Radio France (13,5%), RMC et Europe 1 (5,4% chacune), ainsi que RTL (2,7%). Manquent à l’appel 3%, qui sont classifiés par Médiamétrie comme « Autres actionnaires et l’INA » (bonjour la transparence).

Médiamétrie est une entreprise florissante : société anonyme (donc à vocation première de faire des bénéfices et d’enrichir ses actionnaires – ce n’est nullement une critique, mais un constat) fondée en 1985, chiffre d’affaires 2011 à 73 millions d’euros. Elle a plusieurs filiales elles aussi assez florissantes, en Europe et au Maroc. Évidemment, par rapport au chiffre d’affaires provenant de l’activité principale des médias, agences et annonceurs, les dividendes que leur rapporte Médiamétrie, c’est peanuts. Leur vrai intérêt est ailleurs.

Conflit(s) d’intérêts à l’ancienne, 100% pur porc

Question : est-il juste que l’on soit à la fois celui qui est mesuré et celui qui mesure ? Premier biais. Seul un acteur réellement indépendant financièrement pourrait faire le métier impartialement. Et l’introduction d’une concurrence n’y changerait pas forcément grand-chose – regardez les agences de notation financière, 3 gros acteurs et pas forcément énormément plus d’éthique.

Second biais, tous les actionnaires de Médiamétrie ont un intérêt à ce que les mesures d’audience soient systématiquement surévaluées : les publicitaires sont heureux quand ils peuvent facturer plus, leur chiffre d’affaires augmente ; les chaînes sont heureuses quand elles peuvent recevoir plus d’argent en provenance des annonceurs ; et les annonceurs sont heureux de justifier qu’ils touchent un nombre le plus élevé possible de clients potentiels. (Les annonceurs sont représentés par l’UDA, et les présents à son conseil d’administration sont dans leur grande majorité des directeurs communication / marketing, qu’on ne vienne pas dire que les annonceurs poussent pour réduire les budgets publicitaires.)

Ne serait-ce pas un bon gros conflit d’intérêts que nous aurions là ? Du genre république bananière ?

Dans le même genre de mélange des genres, une des filiales de Médiamétrie est MarketingScan, dont le but est d’améliorer l’efficacité publicitaire. Peut-on impartialement mesurer l’audience si l’on conseille des annonceurs pour que leur marketing… utilise mieux l’audience ? Quelle que soit l’étanchéité affichée entre les deux activités, le soupçon d’une mesure d’audience arrangeante pour les clients de MarketingScan demeure. Et re-conflit d’intérêts.

Deuxième effet kiss pas cool

Alors, si le loup est dans la bergerie, ce n’est pas n’importe quel loup. Relisez, quelques lignes plus haut, la composition des actionnaires. N’y a-t-il pas quelque chose qui vous choque ? Un point commun ? Ah mais si, c’est bien sûr ! Il n’y a que des grandes chaînes, des grandes agences et des grands annonceurs ! Aucun nouvel acteur depuis 20 ans. Même M6 n’y est apparemment pas !

Ce point est réellement problématique. Où sont les petites chaînes ? Où sont des représentants du public ? Où sont les agences de communication indépendantes ? Où sont les PME ? Où sont les acteurs du web ? Médiamétrie est un outil dirigé par les principaux acteurs du système médiatique. Donc non seulement il y a conflit d’intérêts, mais les gagnants et les perdants sont clairement identifiables. Nouvelle interrogation…

Précision de la mesure : millimètre ? Mètre ? 1000 kms ?

Dans le détail, mes interrogations continuent de plus belle.

Commençons par la mesure d’internet : après plusieurs critiques en 2009, elle a été modifiée, mais ne serait toujours pas fiable (les Mac ne seraient pas pris en compte, affirme Slate ? S’agit-il d’une légende urbaine ?), les fraudes sont répandues, et bien évidemment à l’avantage des acteurs médiatiques… au sein de Médiamétrie. Quand on voit les distorsions dues au système de panel sur internet, mais aussi en radio (avec une méthode de mesure différente pour la radio), on peut se poser des questions sur la fiabilité du panel pour la téloche. Non ?

Le paysage audiovisuel français a été bouleversé ces dernières années. Arrivée progressive de la TNT, recul du câble et du satellite, grosse percée des box triple play (internet/téléphone/TV), montée de la VOD, de la TV sur mobile ou online, catch-up TV, concurrence maintenant directe du web, etc… Rien à voir avec la situation d’il y a 5 ou même 2 ans ! Ces modifications ont-elles réellement été prises en compte dans la composition du panel, et dans les outils de mesure ? Flou absolu. Et là encore, le soupçon : tous ces changements aboutissent à un morcellement de l’audience, donc nécessairement à une perte d’influence des grands médias. L’ampleur du phénomène ne serait-elle pas un tout petit peu attendrie ?

La méthode même du panel a de grosses limites, fût-ce avec un panel de 5000 foyers. Les résultats sont à prendre avec les mêmes pincettes que pour les sondages. Ce ne serait pas un problème s’il s’agissait juste d’avoir une indication. Mais le résultat des mal dénommées « audiences Médiamétrie » est la base qui sert à fixer les tarifs publicitaires. Donnez 1%, 5% ou 10% de moins d’audience à une chaîne, et ce sont des millions d’euros de moins chaque semaine pour la chaîne, pour l’agence de pub, et des milliers de contacts (théoriques !!!) en moins pour les annonceurs. Conséquence ? Simplement la mise en péril d’un écosystème de programmes, avec derrière un modèle de société promu et matraqué. Impacts matériels et immatériels énormes. Alors je me pose des questions…

… sans parler de la distorsion bien connue des scientifiques : le fait de mesurer un phénomène altère ce phénomène. C’est d’autant plus vrai dans le cas d’un phénomène comportemental, très influençable. Les panélistes sont payés pour être scrutés, et ils ont une maintenance dédiée, ce qui introduit un biais. C’est la même chose que pour un avis consommateur sur le web. Pour « bien faire leur travail », les panélistes n’ont-ils pas le plus naturellement du monde tendance à vouloir regarder la télé plus que de raison ?

Et si l’on peut comprendre qu’un vote lors d’une élection soit modélisable, peut-on modéliser les comportements des téléspectateurs, avec l’offre pléthorique à leur disposition ? Faites l’expérience : prenez quelqu’un de votre entourage, même catégorie socio-professionnelle, même tranche d’âge, même région, même sexe, et pourquoi pas une culture similaire. Il y a de fortes chances que vos habitudes télévisuelles ne soient pas les mêmes !

Je n’ai pas LA preuve ultime attestant que la mesure de l’audience TV soit faussée dans des grandes proportions. Pas plus que je n’ai de preuves tangibles et suffisamment solides que la mesure soit un minimum précise. J’ai juste des gros gros doutes. Et un faisceau de présomptions suffisamment fourni.

Quelqu’un a une réponse ?

Bilan, les questions et doutes sont nombreux. Médiamétrie manque cruellement d’indépendance. Nouveaux acteurs et indépendants n’ont aucune chance, le marché est bloqué, verrouillé. Aucune chance non plus pour les plus petits annonceurs, qui ne peuvent pas se permettre de payer un ticket d’entrée sans doute surévalué. Injuste et contre-productif : la lassitude des consommateurs envers la publicité (toujours les mêmes annonceurs) ne prend-elle pas là une de ses racines ?

Mais peut-être est-ce que je me suis complètement planté. Je pose la question. Erreurs factuelles ? Éléments qui m’auraient échappé ? Interprétations erronées ? D’autres questions ? Je devrais peut-être réunir un panel sur le sujet…

Crédit photo : towodo, sur Flickr, image mise à disposition sous un contrat Creative Commons by.

4 comments to “Médiamaîtrise approximative ?”

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